CHAPITRE 7

Lorsque Cadfael sortit de l’office de Prîmes, le lendemain matin, Prescote était déjà à pied d’oeuvre, en train de diriger les recherches du côté nord de la Première Enceinte. Ce jour-là, ils mèneraient une grande opération de ratissage lente et systématique, qui couvrirait près de trois milles, et dont les mailles seraient si serrées que nulle belette ou lièvre ne pourraient passer au travers. Le shérif était décidé à mettre la main sur son gibier cette fois-là ; il avait la quasi-certitude qu’il n’avait pas franchi le cordon des gardes, qui avait été renforcé pendant la nuit. Picard y participait à la tête de tous ses hommes, et le chanoine Eudes était probablement, dans la résidence de l’évêque, en train d’exhorter les gens de Domville à la même corvée. Et bien que certains, sans aucun doute, fissent preuve de mauvaise volonté, la fièvre de la chasse est quelque chose de si contagieux que la plupart des poursuivants redoubleraient de zèle, s’ils venaient à croiser la trace de leur gibier.

Plus d’une fois, Frère Cadfael regretta profondément que Hugh Beringar ne fût pas à ses côtés pour tempérer la rigidité des mesures de Prescote. Un doute de bon aloi quant à sa propre omniscience habitait l’esprit et la conscience du shérif adjoint, toujours étrangement sceptique devant ce qui était une conclusion évidente pour les autres. Mais Hugh Beringar se trouvait dans le nord du comté, dans son manoir de Maesbury, et ne voudrait certainement pas en bouger avant quelques semaines, car sa femme allait donner naissance à leur premier enfant, moment crucial dans la vie de tout homme. Il n’y avait rien à faire ; c’était sous la direction de Gilbert Prescote qu’il faudrait résoudre cette affaire. « Et encore, nous pouvons nous estimer plus heureux que dans beaucoup de comtés », reconnut Cadfael équitablement. « C’est un homme droit et honnête, même s’il accepte trop vite les solutions rapides et la justice sommaire, et même s’il a tendance à ne pas voir au-delà de l’évidence. » Mais qu’on lui montre la vérité étayée par des preuves et il l’acceptait. Des preuves, voilà ce qu’il fallait !

En attendant, Frère Cadfael mit beaucoup de soin à instruire Frère Oswin des tâches qu’il aurait à accomplir ce jour-là. Une semaine à peine auparavant, il l’aurait occupé en lui trouvant assez de bêchage et de travail à faire à l’extérieur, et il aurait prié avec ferveur que ce grand maladroit n’éprouvât pas le besoin d’entrer dans l’herbarium. Ce jour-là, il le chargea non seulement de l’élagage d’hiver, mais aussi de la surveillance d’une mesure de vin qui commençait à travailler, et de la préparation d’un onguent pour l’infirmerie. Ils avaient déjà fait ensemble ce même onguent, et Cadfael en avait expliqué les différentes étapes du travail au fur et à mesure.

Se retenant noblement de les répéter et de les détailler à nouveau, il ne donna à Oswin que la Plus brève et la plus confiante des récapitulations.

— Je te confie l’herbarium, dit-il fermement ; je te fais totalement confiance.

« Et Dieu me pardonne ce mensonge et le transforme en vérité », murmura-t-il, assez loin pour ne pas être entendu. « Ou du moins qu’Il me le compte comme bonne action, et non comme péché ! Si je t’ai quelquefois mis les nerfs à vif, Oswin, mon garçon, voici l’occasion de voler de tes propres ailes. Profites-en ! »

A présent, il avait toute la journée devant lui et devait prendre comme point de départ l’endroit où était mort Domville. Il choisit le chemin le plus court, un raccourci risqué et pas très orthodoxe, qu’il avait parfois emprunté lors d’autres affaires plus sombres. Tant qu’elle longeait les champs et les jardins de l’abbaye, la Meole était passable à gué sauf en période de crue, à condition de bien la connaître, ce qui était le cas de Cadfael. Il s’épargna ainsi le détour par la route, n’ayant que la peine de relever son habit ; quant à ses sandales de moine, l’eau en sortait aussi facilement qu’elle y entrait. Au moment où finissait le chapitre à l’abbaye, il avançait d’un bon Pas sur le sentier, ayant déjà dépassé le lieu de l’assassinat.

Il connaissait cette partie du sentier ; elle coupait directement un grand méandre du ruisseau. Il approchait à présent du second gué qui l’éloignerait de la boucle et le conduirait à travers bois et champs jusqu’à Sutton et Beistan, une région peu peuplée qui était à la lisière des vastes étendues de la Forêt Longue. Il ne pensait pas que Domville avait eu des milles et milles à faire, ni qu’il avait passé la nuit dehors. Parfaitement capable d’endurer cela et même pire au besoin, c’était un homme qui aimait ses aises, lorsque les conditions étaient plus douces.

A Sutton Strange, les bois laissaient la place aux champs. Cadfael échangea quelques mots avec un vilain, dont il avait soigné autrefois les enfants pour un eczéma ; il demanda si la nouvelle de la mort de Domville était parvenue jusqu’au village. Oui, fut la réponse, c’était même le principal sujet de conversation à des milles à la ronde, et les habitants s’attendaient déjà à ce que les recherches fussent étendues à leurs maisons et à leurs étables dès le lendemain.

— J’ai entendu dire qu’il avait un rendez-vous de chasse par ici, avança Cadfael. A la lisière de la forêt, m’a-t-on assuré, mais cela peut vouloir dire n’importe où sur dix milles. Est-ce que vous savez où c’est ?

— Ah ! c’est sûrement la maison après Beistan, répondit le vilain, s’appuyant confortablement contre le mur de son jardin. Il a le droit de chasse dans la forêt, mais il y est venu rarement. Il n’y a qu’un gars du coin comme gardien et une vieille femme, sa mère, pour s’occuper de la maison quand il n’y a pas de visiteurs, comme c’est souvent le cas. Il a de meilleurs terrains de chasse ailleurs. Ou plutôt, il avait. On dirait que c’est lui qu’on a piégé, cette fois !

— Et on n’y a pas été de main morte, rétorqua Cadfael. Comment m’y rendre ? En traversant Beistan ?

— C’est cela : traversez l’ancienne route et continuez par les collines. Comme vous vous en apercevrez, le sentier devient Presque une ligne droite. Vous arriverez à la lisière et juste après, vous verrez la maison.

Cadfael reprit son chemin d’un bon pas et déboucha sur la grand-route au village de Beistan ; le sentier qui coupait cette route continuait en droite ligne, longeant quelques fermes isolées avant de s’enfoncer dans des étendues morcelées de taillis et de landes qui alternaient avec des pentes douces. Au bout d’un mille environ, il redevint sentier forestier, étroitement bordé d’arbres. Le sol qui affleurait était blanc et crayeux, et en terrain découvert, la bruyère rugueuse égratignait les chevilles de Cadfael. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été si loin à pied et si l’objet de sa quête n’avait pas été si grave, cette marche lui aurait procuré un plaisir sans mélange.

Il tomba soudain sur le rendez-vous de chasse ; les arbres s’écartèrent et découvrirent un mur bas en pierres entourant une maison aux grosses poutres, basse de plafond et dotée d’un sous-sol. Le mur longeait des communs à l’arrière de l’enclos. Entre ses pierres blanches et inégales poussaient toutes sortes de plantes : de la linaire, du lierre, de l’orpin et de la brunelle, reconnaissables à leurs feuilles, même lorsque, comme à présent, il ne restait quasiment plus de fleurs. On voyait des arbres fruitiers dans l’enclos, mais ils étaient peu nombreux, vieux et rabougris, comme si, autrefois, quelqu’un s’était occupé d’un verger, qui serait à présent négligé et oublié ; un ancêtre de Domville, peut-être, père d’une famille nombreuse, et qui avait transformé cette forteresse agréable en demeure favorite, alors que durant ses dernières années, un homme d’âge mûr, sans enfants, n’en avait pas eu l’usage, sauf en période de chasse, et même dans ce cas il lui avait préféré, dans son vaste domaine, des terrains plus giboyeux.

Ouvrant le portail, Cadfael pénétra dans la propriété. Son regard fut instantanément attiré par un buisson de genêts poussant contre le mur, dans le coin du portail. Car on ne pouvait s’y tromper : c’était un buisson de genêts, qui en cette saison, pourtant était en fleurs, et ses fleurs, peu nombreuses et en forme d’étoiles, étaient d’un bleu éclatant et limpide, au lieu d’être jaune d’or. Il s’approcha et s’aperçut que les trois rangées inférieures du mur ainsi que le sol à côté étaient abondamment tapissés de tiges fines et droites, finissant en longues feuilles étroites. Le tapis qu’elles formaient atteignait les racines du genêt, et envoyait ces longues tiges frêles s’entrelacer dans ses branches, projetant en pleine lumière des parcelles rayonnantes et tardives d’un bleu ciel.

Il avait trouvé son grémil et donc l’endroit où Huon de Domville avait passé la dernière nuit de sa vie.

 

— Vous cherchez quelqu’un, mon frère ?

La voix derrière lui était très respectueuse, presque obséquieuse, et pourtant aussi tranchante qu’un couteau bien affûté. Cadfael se retourna vivement pour faire face à son interlocuteur et se trouva devant les mêmes caractéristiques ambiguës. L’homme avait dû sortir des communs près du mur de derrière ; c’était un gaillard bien découplé de trente-cinq ans environ, vêtu de grosse laine, mais montrant une dignité qui frisait la bravade. Ses yeux rappelaient les galets au fond d’un ruisseau baigné de soleil : ils en avaient la dureté et la clarté, et son regard était aussi limpide que fuyant. C’était un bel homme brun à l’allure agréable, mais son assurance manquait de naturel et sa courtoisie d’amabilité.

— Vous êtes bien le régisseur de Huon de Domville ? demanda poliment Frère Cadfael avec prudence.

— Oui, répondit le jeune homme.

— Alors, c’est à vous que je dois transmettre le message dont on m’a chargé, bien que je ne le croie pas très nécessaire... Vous savez peut-être déjà, car j’ai constaté que la nouvelle était parvenue jusque par ici, que votre maître est mort, assassiné, et qu’il repose à présent à l’abbaye Saint-Pierre et Saint-Paul de Shrewsbury, à laquelle j’appartiens.

— C’est ce que nous avons appris hier, dit le régisseur, son attitude se détendait quelque peu après l’explication logique de cette visite, mais pas autant qu’on aurait pu s’y attendre.

Il restait sur la défensive et surveillait ses paroles.

— Un de mes cousins m’a fait part de cette nouvelle en revenant du marché, ajouta-t-il.

— Mais personne de la suite de votre maître n’est venu vous voir ? Vous n’avez pas reçu d’ordres ? Je pensais que le chanoine Eudes aurait pu vous avertir. Mais vous comprendrez qu’ils sont encore tous plongés dans la confusion et la consternation. Nul doute qu’ils vous feront connaître leurs décisions, à vous ainsi qu’à tous ses manoirs, quand ils prendront les dispositions nécessaires.

— Ils voudront d’abord capturer son assassin, bien sûr, dit l’homme en se passant la langue sur les lèvres et en observant Cadfael à la dérobée de ses yeux fuyants et durs comme des galets. Sa famille me fera signe quand elle le jugera bon. En attendant, je suis encore à son service jusqu’à ce qu’un autre me confirme dans ma charge ou m’en défasse. Je prendrai soin de son bétail et de ses biens, ainsi que je le dois, et les remettrai à son héritier en parfaite condition. Dites-le pour moi, mon frère, et que personne ne se fasse de souci pour cette propriété. Qu’ils soient tranquilles ! (Il ferma les yeux un instant, l’air pensif.) Vous avez bien dit « assassiné » ? En est-on bien certain ?

— Certain, répliqua Cadfael. Apparemment, il est parti à cheval après souper et est tombé dans un guet-apens en revenant. Nous l’avons retrouvé sur un sentier qui conduit ici. J’avais dans l’idée qu’il aurait pu venir ici, puisque cette maison est à lui.

— Il n’est pas venu ici, affirma le régisseur.

— Pas du tout, depuis trois jours qu’il est arrivé à Shrewsbury ?

— Pas du tout.

— Ni aucun de ses écuyers ou de ses serviteurs ?

— Aucun.

— Il n’a donc pas logé d’invités ici pour les noces. Vous êtes seul à garder cette propriété ?

— Je m’occupe de la terre, du bétail et de la ferme, et ma mère de la maison. Les rares fois où il est venu chasser, il a amené ses valets, ses cuisiniers, etc. Mais la dernière fois, c’était... il y a bien quatre ans.

A présent, il mentait comme il respirait. Car c’était là que poussaient les fleurs bleues en forme d’étoiles qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs dans le comté. Mais pourquoi était-il si résolu à nier que Domville fût venu à cet endroit ? Un homme avisé pouvait, certes préférer ne pas se faire remarquer, lorsqu’il y avait une chasse à l’homme, mais ce jeune gaillard ne semblait pas être du genre à s’effrayer facilement. Et pourtant de toute évidence, il était décidé à ce que nul fil ne reliât cet endroit ou l’un de ses habitants à l’assassinat de son maître.

— Et ils n’ont pas encore mis la main sur le meurtrier ?

Il n’y avait pas à s’y tromper : il aurait été heureux de savoir le gibier capturé, les battues terminées, le criminel sous les verrous et l’enquête achevée.

— Pas encore. Ils sont nombreux à participer aux recherches. Bon, ajouta Cadfael, je ferais mieux de rentrer maintenant, bien qu’à vrai dire, je ne sois pas tellement pressé. C’est une journée magnifique et cette longue promenade est un vrai plaisir. Mais avant de repartir, pourrais-je boire un peu de bière et me reposer ?

Il s’était plus ou moins attendu à de la mauvaise volonté, sinon à une excuse astucieuse pour ne pas le laisser entrer ; mais le jeune homme, changeant presque visiblement d’avis, décida que la meilleure chose à faire était d’inviter franchement le moine de Shrewsbury. Pour quelle raison ? Pour qu’il vit par lui-même qu’il n’y avait rien ni personne de caché ? Quel que fût le motif, Cadfael accepta avec empressement et franchit la porte d’entrée à la suite de son hôte.

Le couloir était sombre et silencieux, l’odeur du bois forte et entêtante. Une petite vieille, aux gestes vifs, vêtue simplement mais avec soin, sortit d’une pièce du fond et s’arrêta net, surprise sinon franchement effrayée à la vue d’un étranger, jusqu’à ce que son fils, avec une emphase et une hâte quelque peu suspectes, présentât son invité.

— Venez, mon frère, autant nous installer confortablement ! Nous n’avons guère l’occasion d’utiliser la salle de réception, car nous recevons rarement des hôtes de marque. Mère, pourrais-tu nous apporter une cruche ? Le bon frère a une longue route à faire.

L’ameublement de la salle de réception, bien éclairée et lumineuse, semblait fort confortable. Attablés devant la bière et les galettes d’avoine qu’avait apportées la vieille femme, ils parlèrent du temps et de l’hiver qui approchait, et même de la situation désastreuse du pays, partagé entre le roi Étienne et l’impératrice Mathilde. Bien sûr, la paix régnait à présent dans le Shropshire, mais elle était fort précaire dans ce royaume divisé. On avait laissé l’impératrice rejoindre son demi-frère Robert de Gloucester à Bristol, et beaucoup gagnaient son camp : Brian FitzCount, châtelain de Wallingford, Miles, connétable de Gloucester et bien d’autres encore. Selon les rumeurs, les menaces d’une attaque, lancée par Gloucester, pesaient sur la ville de Worcester. Ils émirent tous les deux le souhait fervent que le tourbillon de la guerre ne se rapprochât pas davantage et épargnât même Worcester.

Tout au long de ce bavardage inoffensif, les sens de Frère Cadfael restaient en éveil. Le régisseur l’avait fait entrer pour qu’il constatât de visu que la maison était bien tenue et sans mystères, et qu’ils étaient les seuls à l’habiter, mais cette invitation pouvait s’avérer un mauvais calcul de sa part. En effet, ce n’était sûrement pas la petite vieille qui avait apporté dans cette pièce ce léger parfum indéfinissable. Et celle qui l’avait utilisé n’était pas partie depuis longtemps, car ce parfum se dissipait en quelques jours. Cadfael était sensible aux essences florales : il reconnut le jasmin.

Il n’y avait plus rien à découvrir à l’intérieur. Il se leva pour prendre congé et remercia son hâte ; le régisseur le raccompagna avec déférence, afin de s’assurer, sans nul doute, qu’il reprenait bien la route de l’abbaye. Ce fut un pur hasard si la vieille femme, sortant de l’écurie juste au moment où eux-mêmes pénétraient dans la cour, laissa la porte grande ouverte derrière elle avant de s’apercevoir de leur présence. Son fils, d’un mouvement souple, s’élança prestement pour refermer et barrer la porte. Mais il n’avait pas été assez rapide.

Se gardant bien de montrer qu’il en avait vu plus qu’il n’aurait dû, Cadfael leur dit adieu d’une voix enjouée, sur le seuil, près du genêt qui avait des fleurs bleues et non jaune d’or. Puis, à grands pas, il reprit la route par laquelle il était venu.

Dans l’écurie se trouvait un cheval qui n’était manifestement pas fait pour supporter le poids de Huon de Domville ni pour résister à une journée de chasse, même monté par un homme de sa suite. Cadfael avait aperçu une petite tête fine et blanche, des yeux curieux qui regardaient au dehors, un cou bien arqué et une crinière tressée, ainsi qu’un harnais léger et décoré, suspendu à l’intérieur de la porte à double battant. Le joli petit genet d’Espagne blanc était une monture de dame, et le harnachement finement ouvragé convenait parfaitement à une dame. Pourtant, le moine aurait parié qu’il n’y avait pas de dame à ce moment-là dans le rendez-vous de chasse. Personne n’avait été prévenu de son arrivée, on n’aurait pas eu le temps de la cacher. On lui avait permis d’entrer dans un but bien précis : celui de lui faire constater qu’elle n’était pas là et qu’il n’y avait personne à part les gardiens habituels.

Pourquoi alors, quel qu’eût été son désarroi à la pensée d’être pourchassée, tirée de sa retraite, associée de façon sordide à la mort de Domville, soupçonnée même de complicité peut-être, pourquoi avait-elle choisi de partir à pied et d’abandonner ainsi sa monture ? Et où, dans cette région perdue, une dame pouvait-elle bien se rendre à pied ?

 

Il ne revint pas directement à l’abbaye, mais continua le sentier jusqu’à la Première Enceinte et de là se dirigea vers la résidence de l’évêque. La cour, qui était très animée d’habitude, était bien tranquille cet après-midi, car les palefreniers et les serviteurs avaient été, dans la mesure du possible, recrutés comme rabatteurs et se trouvaient dans les bois. Seuls restaient les gens âgés, ce qui arrangeait Cadfael, car, même s’ils ne l’admettaient pas toujours, les vieux serviteurs étaient les mieux placés pour connaître la vie privée de leur maître, et seraient enclins aux confidences en l’absence des jeunes à l’oreille fine et toujours affairés.

Cadfael trouva le valet de Domville qui, apparemment, avait été à son service de nombreuses années et qui, en outre, avait assez de jugeote et de bon sens pour comprendre qu’il lui fallait parler sans fard, à présent que Domville avait disparu. Il n’y avait plus personne à redouter ; une franchise totale le ferait bien voir du shérif. Il y aurait un interrègne inévitable et puis un nouveau maître. Aucun soupçon ne pesait sur les serviteurs qui n’avaient donc rien à craindre ; pourquoi cacher quelque chose qui pourrait avoir son importance ?

Les cheveux gris, l’air posé, le valet avait plus de soixante ans. Le regard sans illusions, il montrait la dignité résignée et un peu lointaine de beaucoup de vieux domestiques. Il s’appelait Arnulf et avait répondu sans hésitations aux questions du shérif, et il était prêt à répondre aussi franchement à celles que Cadfael ou toute autre personne voudrait lui poser. Il avait vu la fin d’une ère avec la mort de son maître, il lui faudrait adapter son service à une autre règle ou bien prendre une retraite paisible.

Néanmoins, Arnulf n’avait certainement pas prévu la première question que posa Cadfael.

— Votre maître avait la réputation de courir le jupon. Dites-moi, avait-il une maîtresse d’une telle importance ou peut-être une nouvelle amie tellement séduisante, qu’il n’a pas pu s’en passer, même pendant les quelques jours où il s’apprêtait à épouser l’héritière des Massard ? Quelqu’un qu’il aurait pu amener avec lui et installer à peu de distance ?

Le vieil homme resta bouche bée, comme surpris que d’aussi francs propos pussent sortir de la bouche d’un Bénédictin mais après avoir dévisagé Cadfael attentivement, il ne sembla plus trouver son discours si surprenant et son attitude se détendit. Ils avaient une expérience et un langage communs.

— Frère, je ne sais pas comment vous l’avez découvert, mais oui, cette femme existe. Il existe toutes sortes de femmes. Pour ma part, je n’en ai pas fréquenté beaucoup. J’avais assez d’ennuis sans conter fleurette à droite et à gauche. Mais lui, il ne pouvait pas s’en passer longtemps. Elles défilaient ; par douzaines même. A part une, qui est différente. Elle ne s’en va pas. Aussi constante qu’une épouse. Comme une paire de chaussures ou un vieux manteau, facile et confortable : nul besoin de discours, ni d’efforts pour flatter ou plaire. J’ai toujours eu l’impression, réfléchit à haute voix Arnulf, passant ses doigts fins dans sa barbe, que là où il allait, elle n’était jamais bien loin. Mais je n’étais pas au courant de ses projets pour l’amener ici. Du reste, il n’a jamais eu recours à mes services pour ce genre d’affaires. Moi, je l’aidais à mettre ses chemises et ses chausses, lui retirais ses bottes après la chasse et dormais assez près pour lui chercher du vin la nuit, s’il en demandait. Mais je n’ai rien à voir avec ses femmes. Cela, c’était un autre genre de service. Et elle ? Je n’ai jamais entendu parler d’elle ici. Je me suis posé des questions à ce sujet.

— Et d’un palefroi ? demanda Cadfael, un palefroi tout blanc, y compris la crinière ? Un joli petit genet d’Espagne, dirais-je, d’après ce que j’en ai vu. Avec une bride dorée accrochée à la porte de l’écurie.

— Je le connais, répondit Arnulf, surpris. Il l’a acheté pour elle. Je n’étais pas censé le savoir. Où l’avez-vous vu ?

Cadfael le lui dit.

— Le cheval, mais pas la femme ! Elle a laissé son parfum et son palefroi, mais elle, elle est partie.

— Eh bien ! suggéra Arnulf avec bon sens, je suppose qu’elle veut éviter d’être mêlée à un assassinat. Il est certain que s’il a été retrouvé mort sur ce sentier, comme on le dit, et si elle se trouvait au rendez-vous de chasse, on pensera qu’il allait la rejoindre, après avoir congédié Simon et continué seul son chemin. Elle a très bien pu prendre peur et décider qu’elle ferait mieux de disparaître.

— Elle a également des serviteurs très loyaux là-bas, ajouta sèchement Cadfael, qui se sont efforcés de me convaincre, moi, comme ils essaient de convaincre le monde entier qu’elle ne s’est jamais trouvée là. Je suppose qu’à présent, le jeune régisseur a mis le genet d’Espagne en lieu sûr.

Il lui était venu à l’esprit (un peu à retardement), que le régisseur avait pu avoir de bonnes raisons d’agir ainsi, non seulement pour la dame, mais pour lui-même. Si elle avait été là pendant toute cette période, attendant une visite de son maître et protecteur, elle pouvait très bien avoir passé le temps fort agréablement avec un beau jeune homme, plus séduisant à tout prendre et qui, lui, avait l’avantage d’être là. Quant à lui, il pouvait fort justement redouter qu’une telle relation vînt à se savoir, auquel cas, on le soupçonnerait de s’être débarrassé de son Maître pour cette femme, par jalousie et dépit. De là à se demander s’il n’avait pas effectivement agi ainsi, il n’y avait qu’un pas. Supposons que Domville soit arrivé cette nuit-là, après que la dame eut accordé ses faveurs au jeune homme, ce qui aurait amené celui-ci à la considérer comme sienne. Supposons que ce dernier ait été envoyé hors de la maison, pendant qu’ils étaient ensemble et n’ait rien eu à faire, en pleine nuit, qu’à ressasser ses griefs et son chagrin, jusqu’à ce qu’il pense que, s’il agissait loin du rendez-vous de chasse et assez près de Shrewsbury, il laisserait le champ libre pour que n’importe qui pût être soupçonné de meurtre. C’était possible ! Cela pouvait s’être passé ainsi. Beaucoup de choses dépendaient de la femme. Cadfael aurait voulu en savoir plus sur elle.

— La question, à présent, est la suivante : puisqu’elle a laissé sa monture, où peut-elle bien être allée à partir de cet endroit isolé ?

Il y avait également le fait qu’elle avait choisi de partir à pied, mais cela Cadfael ne le précisa pas ; c’était un problème plus complexe.

— Le manoir où il la logeait habituellement, sa maison à elle, pourrait-on dire, est assez loin d’ici, dans le Cheshire (Arnulf réfléchit et fouilla visiblement dans sa mémoire pour se rappeler des détails négligés ou oubliés depuis longtemps), mais c’est dans cette région qu’il l’a trouvée. Une belle fille de la campagne, une toute jeune fille alors, il y a de cela plus de vingt ans, peut-être. Oui, plus de vingt ans. On la connaissait sous le nom d’Avice de Thornbury et on disait que son père était le charron du village. Des hommes libres, pas des vilains, je m’en souviens.

C’était le cas habituellement des artisans de village, mais ils étaient liés à leurs ateliers aussi solidement que les vilains à leur terre.

— Il y a des chances pour qu’elle ait encore de la famille là-bas, ajouta Arnulf. Est-ce que c’est loin ? Je ne connais pas cette région.

— Non, dit Cadfael, heureux de ces éclaircissements, ce n’est pas loin. Je connais Thornbury. Elle a très bien pu s’y rendre à pied.

L’esprit occupé par de nombreuses pensées, il s’éloigna de la résidence de l’évêque. La dame disparue devenait de plus en plus intéressante. Puisque, depuis plus de vingt ans, elle était restée la maîtresse patiente de Domville, la maîtresse établie si solidement qu’elle en avait acquis la respectabilité et la soumission tranquille d’une épouse, elle devait avoir dépassé la quarantaine, et donc être bien plus âgée que ce jeune régisseur tout en ayant gardé, à l’évidence, assez de charme pour l’éblouir s’il lui en prenait la fantaisie. Oui, le jeune régisseur, en proie au désir et à la jalousie, avait pu vouloir se débarrasser de celui qui les séparait, de l’homme âgé et brutal, dont elle était la maîtresse. Mais la découverte de son âge probable avait d’autres implications. Si près de son déclin, cette femme avait peu de chances de recommencer une liaison aussi profitable, à présent que Domville était mort. Cette réflexion pouvait très bien l’avoir amenée à penser que sa famille n’était éloignée que d’un mille environ, et qu’avec leur aide, elle pouvait disparaître et se cacher aussi longtemps qu’elle le jugerait nécessaire.

Mais pourquoi, pourquoi laisser derrière elle un cheval de prix, sa monture à elle, le cadeau de son seigneur ? Elle aurait très bien pu se rendre à Thornbury à cheval plutôt qu’à pied.

La journée tirait quasiment à sa fin ; il devait rentrer, se préparer pour les Vêpres et voir quelles catastrophes ou quelles prouesses Frère Oswin avait accomplie en son absence. Mais le lendemain, il trouverait Avice de Thornbury !

 

A Saint-Gilles, deux jeunes gens se tourmentaient. Frère Marc était depuis longtemps convaincu que le lépreux de haute taille qui ressemblait en tous points à Lazare, sinon par l’aspect de ses mains, était en fait l’écuyer fugitif, qu’avec tant d’acharnement féroce poursuivaient le shérif et un nombre si impressionnant de gens. Il était donc confronté à un dilemme moral assez complexe.

Il avait entendu l’histoire du prétendu vol du collier de la fiancée, mais il était aussi sceptique que Frère Cadfael. On avait causé la perte et la ruine de tant d’hommes, en toutes sortes de circonstances, par le simple fait de dissimuler des objets de valeur dans leurs bagages. C’était un moyen trop facile de se débarrasser d’un ennemi. Il n’y croyait pas. Et après avoir observé Huon de Domville, il n’aurait pas non plus livré un homme à sa vengeance, qui risquait fort d’être mortelle. Mais un assassinat, c’était autre chose. Il trouvait tout à fait vraisemblable qu’un jeune homme, traité avec autant de vilenie – si cette accusation se révélait fausse – en vînt à penser prendre sa revanche, même si ce n’était pas dans sa nature, et à adopter des solutions extrêmes. Où était la justice alors ? Pourtant le guet-apens et le fait d’achever un homme assommé restaient en travers de la gorge de l’humble Marc, bien qu’il fût loin d’avoir une âme de chevalier. Nul ne pouvait justifier un tel acte. Marc était tourmenté à l’extrême et ne voyait pas comment se décharger de son fardeau. Lui seul savait ce qu’il savait.

Il pensa approcher directement l’intrus et lui demander de se confier à lui, mais une telle initiative exigeait un endroit discret, introuvable dans cette communauté repliée sur elle-même. Il ne ferait rien qui pût attirer l’attention sur le fugitif tant qu’il ne serait pas certain de sa culpabilité. Tout homme devait être présumé innocent tant qu’il n’y avait pas de preuves du contraire, surtout quand des accusations suspectes et pernicieuses avaient déjà été portées contre lui et sonnaient aussi creux que de la fausse monnaie.

« Si je me trouve seul à seul avec lui, sans être observé de quiconque », résolut Frère Marc, « je lui parlerai ouvertement et jugerai en connaissance de cause. Tant que je ne l’aurai pas fait, je le surveillerai de mon mieux, noterai ce qu’il fait, J’empêcherai de nuire le cas échéant, ou me tiendrai prêt à prendre sa défense, s’il ne fait rien de mal. Et que Dieu daigne se servir de moi pour que, d’une manière ou d’une autre, éclate la vérité ! »

 

L’objet de ses soucis se tenait à côté de Lazare, a un quart de mille en direction du passage du fleuve à Atcham. Ils étaient assis à quelque distance de la grand-route, mais sans être hors de vue. Une des sébiles au moins était authentique, mais ils n’appelaient pas les passants, se contentant d’agiter leur crécelle, lorsqu’une âme charitable faisait mine d’approcher de trop près. Bien enveloppés dans leurs capes, ils se tenaient en tailleur, dans l’herbe jaunie d’automne, sous les arbres. Les rôles avaient été vite appris.

— Tel que tu es vêtu, observa Lazare, tu pourrais franchir leur cordon et gagner ta liberté. Ils ne croiront pas qu’un homme soit assez brave ou assez fou pour revêtir les habits d’un lépreux et ils ne seront pas non plus assez braves ni assez fous pour se risquer à te déshabiller.

Pour lui, cela avait été une longue tirade et à la fin, il trébucha sur les mots comme si sa langue mutilée s’était fatiguée.

— Quoi ! M’enfuir pour sauver ma tête et laisser Iveta captive ? Je ne bougerai pas d’ici, lança Joscelin avec fougue, tant qu’elle sera la pupille d’un oncle qui pille ses biens et est prêt à la vendre à son seul profit à quelqu’un de pire que Huon de Domville, si le prix lui agrée. A quoi me servirait ma liberté, si c’est pour tourner le dos à Iveta quand elle est en danger ?

— Je crois, articula laborieusement la langue de son voisin, qu’à la vérité, tu veux cette dame pour toi-même. Est-ce que je me trompe ?

— Pas du tout ! répondit passionnément Joscelin. Je veux cette dame pour moi-même comme je n’ai jamais voulu et ne voudrai jamais rien d’autre ici-bas. Je la voudrais tout pareillement si elle n’avait ni terres ni même souliers pour fouler ces terres, je la voudrais si elle était ce que je feins d’être et ce que vous, que Dieu vous guérisse ! êtes vraiment. Mais, malgré cela, je serais heureux, et même reconnaissant, en la sachant en sécurité, protégée par un tuteur honorable, avec tous les biens qui lui reviennent et libre de son choix. Il est sûr que je ferai de mon mieux pour la conquérir ! Mais j’accepterai sans me plaindre de me voir préférer un rival plus noble. Oh non ! vous ne vous trompez pas. Je suis malade de désir !

— Mais que peux-tu faire pour elle, traqué comme tu l’es ? As-tu un ami sur qui tu puisses compter ?

— Oui, il y a Simon, répondit chaleureusement Joscelin. Il ne me croit pas coupable. Il m’avait trouvé une cachette ; je regrette d’avoir quitté cet endroit sans l’en avertir. Si je lui transmettais un message maintenant, il pourrait parler avec elle et arranger un rendez-vous pour que nous puissions nous revoir comme la dernière fois. A présent que le vieux baron est mort, – mais comment cela s’est-il passé ? – peut-être ne la surveille-t-on pas de trop près. Simon pourrait même m’amener mon cheval...

— Et où, demanda la voix patiente et détachée, emmènerais-tu cette dame sans amis, si tu l’arrachais à ses tuteurs ?

— J’y ai pensé. Je la mènerais au couvent des Bénédictines de Brewood, et demanderais asile pour elle jusqu’à ce qu’on fasse une enquête sur ses affaires et que l’on prenne des mesures pour la protéger. Elles ne la livreront pas contre son gré. Cela irait jusqu’au roi, si nécessaire. Il a bon coeur, il veillerait à ce que justice fût rendue. Je préférerais de beaucoup l’emmener chez ma mère, s’écria Joscelin, mais les gens diraient que je convoite ses biens, et cela, je ne l’accepte pas. J’ai deux bons manoirs qui doivent me revenir, je ne convoite le bien de personne ; je ne dois rien à personne et je ne veux pas que l’on me méprise. Si elle me choisit, moi, je remercierai Dieu et elle, et serai heureux. Mais ce qui m’importe le plus, C’est son bonheur à elle.

Lazare saisit sa crécelle et la fit cliqueter, car un cavalier corpulent et robuste quittait la route et se dirigeait vers eux. Néanmoins, de là où il était, il leur sourit et leur jeta une pièce. Lazare la ramassa et bénit le brave homme qui les salua de la main avant de continuer sa route.

— Toute bonté n’a pas disparu, dit Lazare, comme pour lui-même.

— En effet, grâce à Dieu, reprit Joscelin avec une humilité inhabituelle. J’en ai fait l’expérience. Je ne vous ai jamais demandé, poursuivit-il avec hésitation, si vous aviez eu femme et enfant. Cela serait grand dommage si vous aviez toujours vécu seul.

Il y eut un très long silence, bien que les silences de Lazare ne fussent ni rares ni gênants.

Le vieillard dit enfin :

— J’ai eu une épouse, qui est morte depuis longtemps. J’ai eu un fils, que le Ciel a protégé en ceci que mon ombre n’est jamais tombée sur lui.

Joscelin sursauta d’indignation.

— Je ne vous considère pas comme une ombre. Ne parlez pas ainsi ! Votre fils pourrait être fier de son père !

Le vieillard tourna la tête, fixant son compagnon d’un regard perçant et soutenu, au-dessus du voile.

— Il n’a jamais su, dit-il simplement. Il a des excuses ; ce n’était qu’un bébé. Ce fut mon choix, pas le sien.

Malgré son jeune âge et ses manières abruptes et maladroites, Joscelin avait vite appris à savoir quand il fallait ne pas insister, ni poser des questions, et quand il n’y avait nul besoin de s’étonner. Lorsqu’il repensait à tout cela, il était sidéré de voir tout ce qu’il avait appris pendant ces deux jours passés parmi ces exclus de la société.

— Il y a une question que vous ne m’avez jamais posée, dit-il.

— Et je ne vais pas la poser maintenant, rétorqua Lazare. C’est une question que tu ne m’as pas posée non plus, et, puisqu’un homme ne peut y répondre que par « non », pourquoi la poser ?

 

Dans la chapelle mortuaire de l’abbaye, après Vêpres, Huon de Domville fut mis en bière en présence du prieur Robert, du chanoine Eudes, de Godfrid Picard et des deux écuyers du défunt. Picard et les deux jeunes gens étaient rentrés d’une journée de recherches qui s’étaient avérées vaines, ils étaient fourbus et irritables, portaient encore leurs capes et leurs gants, et semblaient furieux de ne pas ramener de prisonnier pour les payer de leurs efforts. Mais peut-être seuls Picard et Eudes éprouvaient-ils une rage sincère.

La flamme des cierges dressés sur l’autel ainsi qu’à la tête et au pied du cercueil vacillait doucement dans le courant d’air glacé, et les personnes présentes jetaient leur ombre tremblante et gigantesque sur les murs. Le Prieur Robert prit le goupillon de sa longue main blanche et aspergea délicatement le défunt de quelques gouttes d’eau bénite, que la lueur des cierges surprit dans leur chute et transforma en étincelles, naissant et mourant instantanément dans l’air. Le chanoine Eudes en fit autant ; puis, se tournant vers le seul parent présent, il tendit le goupillon à Simon, qui se déganta précipitamment pour le prendre. Le visage sombre, il regarda la dépouille de son oncle tout en trempant le fin rameau dans l’eau bénite, et l’aspergea à son tour.

— Je ne pensais pas devoir agir ainsi avant plusieurs années, dit-il en se retournant et en tendant le goupillon à Picard, avant de reprendre sa place dans l’ombre.

Quelques gouttes s’échappèrent des tiges fines sur sa main lorsqu’il le passa ; Picard les regarda et vit le jeune homme les faire tomber d’un geste brusque, comme surpris à leur contact glacial. Il y avait quelque chose de fascinant dans la façon dont la lueur des cierges rehaussait chaque détail de ces mains qui bénissaient et que les manches noires arrêtaient au poignet. Seules taches pâles dans l’obscurité ambiante, toutes ces mains tranchées bougeaient et agissaient, comme mues par une vie propre. Des doigts pâles et élégants du prieur Robert au poignet brun et lisse de Guy, le dernier à bénir le corps, ces mains accomplissaient leur danse rituelle et attiraient les regards. Ce ne fut qu’une fois l’hommage rendu que tous levèrent les yeux et trouvèrent quelque réconfort dans la pâleur moins inhumaine des visages harassés et solennels. On sentit chacun aspirer profondément comme un nageur remontant à la surface.

C’était fini. Les cinq hommes se séparèrent : le prieur Robert s’en alla tenir une courte veillée de prières pour le défunt, le chanoine Eudes se dirigea vers le logis abbatial, et les deux jeunes gens ramenèrent leurs chevaux fourbus à la résidence de l’évêque pour les soigner, les nourrir et les faire rentrer à l’écurie avant de s’occuper de leur propre repas et repos. Quant à Picard, il se retira à l’hôtellerie après avoir brièvement souhaité le bonsoir à tous ; là il entraîna Agnès dans leurs appartements privés et ferma la porte à tout le reste de la maisonnée, même aux gens de confiance. Il avait quelque chose d’important à lui révéler qui ne devait être entendu de personne d’autre.

 

Le petit Bran avait réclamé et emporté les chutes de parchemin usé tirées de la feuille sur laquelle il s’exerçait à tracer ses lettres. Il en avait été complimenté par son professeur, mais son but n’était pas celui qu’imaginait Marc. Dans le dortoir, où il aurait dû être endormi depuis longtemps, il se faufila auprès de Joscelin avec ses trophées et lui chuchota son secret à l’oreille.

— Tu voulais envoyer un message, qu’il m’a dit, Lazare. C’est vrai que tu sais lire et écrire ?

Il avait une admiration sans bornes pour tout détenteur de ces mystères. Il se blottit contre Joscelin, et leurs paroles ne furent plus que des chuchotements imperceptibles.

— Demain matin, tu Pourrais utiliser la poire à encre de Frère Marc personne ne surveillera son bureau. Si tu écris le message, je le porterai là où tu me diras. On ne me remarque pas. Mais la meilleure partie de la feuille n’est pas très grande, il faudra que le message soit court.

Joscelin entoura le petit corps malingre des plis de sa cape pour le protéger du froid de la nuit et l’attira contre lui.

— Tu es un allié courageux et sûr ; je ferai de toi mon écuyer si je parviens à être chevalier. Tu apprendras le latin, le calcul et des choses qui me dépassent moi-même. Oui, je vais me débrouiller pour écrire sur ton parchemin. Où est-il ?

Brian le lui fourra prestement dans les mains et se rendit compte qu’il était suffisamment long, sinon très large.

— Il fera l’affaire. Vingt mots peuvent en dire long. Dieu te bénisse ! Tu es le gamin le plus malin que j’aie jamais rencontré !

La tête de l’enfant, dont le baume de pariétaire de Frère Marc avait fait disparaître les dernières plaies dues à la malnutrition et à la saleté, s’enfouit confortablement dans le creux de l’épaule de Joscelin, qui se sentit envahi par un sentiment amusé et indulgent d’affection.

— Je peux aller jusqu’au pont, se vanta Bran d’une voix ensommeillée, si je prends les petites rues. Si j’avais un capuchon, je pourrais même pénétrer en ville. J’irai où tu voudras...

— Est-ce que ta mère ne va pas se demander où tu es ? murmura Joscelin à l’oreille de l’enfant.

Il savait que la femme en question avait perdu tout intérêt pour ce bas monde et n’attendait que le moment de le quitter. Même son fils, elle le remettait avec soulagement sous la protection de saint Gilles, patron des malades et des exclus.

— Non, elle dort.

Comme dormait presque son enfant affairé et heureux, à qui la découverte émerveillée de l’étude et les petites intrigues de l’amitié ouvraient le monde, qui, au contraire, se refermait sur sa mère.

— Viens, approche-toi et dors aussi. Niche-toi sous ma cape pour que je te tienne chaud.

Il se retourna pour que le petit visage attentif trouvât un appui sur son épaule, et fut surpris par le plaisir que lui procura cette confiance ravie.

Bien après que l’enfant se fut endormi, Joscelin resta éveillé, s’étonnant de consacrer tant d’énergie et d’intérêt à d’autres, alors que sa vie était en jeu, et tant de pensées à sauver cette petite âme abandonnée du péril où lui-même avait été entraîné par sa folie ou sa destinée. Certes, il écrirait son message et essaierait de le faire parvenir à Simon, mais sans exposer l’innocent qui dormait calmement sur son épaule.

Joscelin s’assoupit, lui aussi, mais continua, dans son sommeil, à protéger l’enfant durant toute la nuit. Plus loin, à l’écart, ayant depuis longtemps renoncé au sommeil, Lazare veillait.